Edelfelt ne pouvait passer inaperçu. Sa taille était au-dessus de la moyenne ; ses cheveux drus coupés en brosse poussaient droits ; l’ovale de son visage était pur, son menton marqué par une fossette, son nez assez court, son col élancé ; il portait une moustache blonde. Ce qui surtout rendait sa physionomie inoubliable, c’étaient ses yeux. Des yeux clairs, des yeux pâles, d’une intensité lumineuse extraordinaire ; ils apparaissaient doux, riants, ironiques ou terribles suivant son humeur.
Mme Marie L., en voyant entrer Edelfelt, à Cannes, dans l’atelier de Mlle Ruth Mercier, me saisit brusquement le bras et me dit : « Connaissez-vous cet homme-là ? Regardez ses yeux, c’est sûrement quelqu’un. » Mme L. ne se trompait pas, son instinct l’avait justement avertie, Edelfelt était quelqu’un.
Henri Amic, Jours passés…, Paris, Société d’éditions littéraires et artistiques, Deuxième édition, 1908, p.132-133.
PORTRAITS DE FAMILLE







BIOGRAPHIE
Albert Edelfelt naît en 1854 à Porvoo. Il est le fils de l’architecte suédois Carl-Albert Edelfelt, établi en Finlande depuis sa jeunesse, et d’Alexandra Brandt, avec qui il entretiendra une correspondance affectueuse et assidue tout au long de sa vie.
Après une formation en dessin à Helsinki (1871-1873), Albert Edelfelt reçoit une bourse de l’État finlandais pour aller étudier à l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers (1873-1874) la peinture d’histoire sous la direction du professeur Nicaise de Keyser. Il obtient un prix d’excellence pour Alexandre le Grand sur son lit de mort, et se lie d’amitié avec le peintre belge Émile Claus.
Il arrive à Paris à l’automne 1874 et s’inscrit à l’École des beaux-arts. Il a 19 ans. Sous la direction de Jean-Léon Gérôme, il y continue sa formation à la peinture d’histoire et s’inspire de grands sujets, comme la Guerre de Trente Ans, les guerres paysannes, les guerres interminables russo-suédo-finlandaises. Il a soif de gloire artistique et veut s’imposer comme le chef de file de la peinture d’histoire finlandaise. Au cours de ce premier séjour il occupe un très modeste atelier avec son ami Gunnar Berndtson, 24, rue Bonaparte.
Au bout d’un an, il revient à Helsinki, mais dès 1876 est de retour à Paris. Il a trouvé un atelier moins misérable au 81, boulevard du Montparnasse, auprès de Jules Bastien-Lepage, mentor et grand ami, dont il apprécie le talent de peintre de plein-air. Pendant cette période, Albert Edelfelt se retrouve à la croisée de chemins : entre académisme et réalisme, qu’il veut unir dans Le duc Charles IX de Suède insulte le cadavre de son ennemi Fleming. Dans cette œuvre au thème encore historique, le peintre mêle les expressions théâtrales des personnages au réalisme des bottes poussiéreuses. Elle remporte un vif succès en Finlande, et est acquise immédiatement par la Société des beaux-arts de Finlande, mais ne soulève pas un si grand enthousiasme à Paris.
Au Salon de 1879, il expose Le Village incendié, épisode de la révolte des paysans finlandais en 1596, qui reçoit un accueil plus favorable. La critique juge la figure du vieil homme situé à droite de la composition réellement vivante. Mais Albert Edelfelt comprend ici que la combinaison de la peinture historique et des scènes peintes à l’extérieur est maladroite. Il écrit d’ailleurs : « ce qui est rageant avec les sujets historiques, c’est qu’on n’arrive pas à rendre l’aspect de la réalité comme les scènes qu’on a vécues soi-même ». Il abandonne, à quelques exceptions près, les thèmes liés à l’histoire et opte définitivement pour le plein-air.
Le tableau qu’il envoie ensuite au Salon de 1880, Le Convoi d’un enfant, peint en Finlande, reçoit la médaille de troisième classe. Dans ce tableau, outre la beauté du paysage et le rendu subtil d’une lumière septentrionale, le naturel des poses ainsi que la forte présence des modèles étonnent les visiteurs du Salon et suscitent un tel intérêt de la part du public qu’on peut dater de ce Salon la renommée naissante d’Albert Edelfelt dans la société parisienne.
Après un nouveau séjour en Finlande, il revient à Paris en 1881. Il occupe maintenant un bel atelier au 147, avenue de Villiers, dans le même immeuble que ses amis Pascal Dagnan-Bouveret et Gustave Courtois. Ayant acquis une très bonne connaissance de l’histoire et de la littérature française, il parle couramment le français. Bien établi dans le milieu parisien, il rencontre Émile Zola (dont il lit L’Œuvre), Alphonse Daudet et Pierre Puvis de Chavannes.
Après un séjour de plusieurs semaines en Espagne, Albert Edelfelt se prépare pour le Salon de 1882, qui va marquer une date dans sa vie en y exposant le tableau Service divin au bord de la mer, Finlande. Il reçoit cette année-là la médaille de deuxième classe. Elle l’emplit de joie, dont il dit « ce n’est pas de la vanité, mais c’est de voir qu’il existe des gens qui ont compris ce qu’on voulait dire ». Le tableau apparaît aux yeux du public français comme une œuvre de transition, à la fois réaliste et en même temps, par sa lumière et sa clarté, dans le droit fil de la peinture nouvelle. L’État français en fait l’acquisition.
Cette toile va être à l’origine de sa gloire, mais c’est grâce aux portraits, qu’on commence à lui commander de toutes parts dès 1883, qu’il conforte sa réputation. Aristocrates suédois, allemands et russes le plébiscitent, jusqu’à la cour impériale de Russie. Sa perception de la personnalité de ses modèles et son excellente technique picturale sont internationalement reconnues.
Les salons et les expositions se succèdent, notamment celles de la galerie Georges Petit, où Albert Edelfelt représente à lui-seul « les pays nordiques, Russie comprise ». Le succès ne se dément pas et le peintre, s’il demeure réaliste, attentif et aigu dans ses portraits, montre une plus grande liberté dans les coloris et une plus grande spontanéité dans ses aquarelles et ses pastels. À cette époque, il entre en contact avec des artistes d’avant-garde de premier plan tels que Monet et Renoir. En 1885, il exécute le portrait de Louis Pasteur, qui obtient un succès inégalé. Il apparaît à tous supérieur à celui que le célèbre peintre portraitiste Léon Bonnat a fait du savant. Cette œuvre lui vaut, à tout juste trente ans, la Légion d’honneur. En 1889, sa carrière est auréolée d’une médaille d’or à l’Exposition Universelle pour sa toile Devant l’église, Finlande. En 1890, il est nommé membre de la Société nationale des beaux-arts.
À ses activités de peintre il ajoute celles d’illustrateur et de décorateur, avec le concours remporté pour la salle de fête de l’Université de Helsinki, qu’il ne pourra pas achever.
Jusqu’à sa mort prématurée en 1905, il ne cesse d’aller et venir entre la Finlande, où il s’est installé depuis son mariage, et Paris où il conserve toujours une très grande activité. En Finlande, outre les portraits qui continuent à faire sa gloire, il peint à la fois des paysages/paysans et des scènes idylliques dans la nature, tandis qu’à Paris il est plus urbain et peint avec une clarté et une légèreté grandissantes des portraits de parisiennes ou le Jardin du Luxembourg.
Pour ses funérailles, son ami le compositeur Jean Sibelius écrit un chœur symphonique d’après la dernière strophe du poème de Runeberg Ej med klagan. « Sans lamentations ta mémoire survivra… »
En 1910, une grande exposition rétrospective est montée à Helsinki par les artistes finlandais pour rendre hommage à sa carrière et à son talent. Le peintre Eero Järnefelt remarque alors : « Ce qu’il a travaillé ce bougre ! »
Myriam Oudin
SOURCES
- Françoise de Saligny, « Albert Edelfelt, un artiste finlandais de passage à Bruxelles », Bulletin des musées royaux des beaux-arts de Belgique : Miscellanea Philippe Robert-Jones, XXXIV-XXXVII, I-3 1985-1988, p. 261-276.
- Denise Bernard Folliot, « Albert Edelfelt »,Gazette des Beaux-arts, CXXV (6ème période), 1983, p.179-186. L’horizon inconnu,L’art en Finlande 1870-1920. Ateneum Musée national des beaux-arts, Helsinki. ISBN 951.53.2003.8.
- SKS, Biografiakeskus : « Albert Edelfelt »: https://www.kansallisbiografia.fi/english/person/3217