C’est un marchand américain qui aurait soufflé à Albert Edelfelt l’idée de peindre une scène musicale, l’invitant à représenter Frédéric Chopin au piano et George Sand l’écoutant.
Je vous assure que cela plaira, assure-t-il, Chopin étant le compositeur le plus aimé des dames.
– Mais le sujet a plutôt un intérêt littéraire, objecte Edelfelt ; pensez aux affreux costumes de 1840.
– Qu’à cela ne tienne. Chopin était Polonais. Flanquez-lui donc un beau costume avec de la fourrure, le bonnet carré, des brandebourgs, des bottes à l’écuyère, et donnez à George Sand, qui était une femme extraordinaire, un costume du seizième siècle.
Jacques de Coussange, « Le peintre Edelfelt à Paris », Le Journal des débats, 26.8.1923.
Or Edelfelt était trop féru de musique pour mélanger les genres. Si le costume historique lui semblait parfaitement convenir à l’évocation de Bellman jouant du luth pour Gustave III et le comte Armfelt dans les jardins de Haga, la musique de Chopin se prêtait davantage à ses yeux à une scène de genre moderne. Au cours du printemps 1884, il fit poser son modèle Thérèse Lainville et son ami Axel Berndtson devant un piano droit, transposant l’idée du dialogue musical dans un intérieur parisien.

Le titre original du tableau, L’Accord (1), évoquait un moment fusionnel entre les deux jeunes gens, pris dans l’émotion de la musique. Le jeune homme suit fiévreusement la partition dont il tourne les pages, entourant les épaules de la jeune pianiste tandis qu’elle plaque un accord. L’enchevêtrement des partitions sur le piano souligne le désordre des émotions, tandis que le vol des grues sur le paravent japonais soutient l’idée d’un temps arrêté sur cet accord parfait.
Destinée au public américain, cette peinture de commande versait délibérément dans le sentimentalisme. Le marchand d’art Hodges s’avisa cependant qu’il aurait des droits d’importation à payer s’il ramenait le tableau à New York, et se désista (2). Le tableau fut exposé pendant l’automne 1884 à Copenhague puis à Göteborg, où il fut immédiatement acquis.
Le succès commercial de sa peinture allait inciter l’artiste à réaliser d’autres versions de figures féminines au piano. Dans les mois qui suivirent la naissance de son fils Eric fin 1888, dans l’incapacité de réaliser des commandes importantes, Albert Edelfelt réalisa une série de petits tableaux à Haikko reprenant le motif familier du piano, qu’il destinait au public mondain du salon des Mirlitons de 1889 (3).
Il se tourna également vers son ami graveur Charles Baude et lui proposa de lui envoyer des dessins en noir et blanc pour qu’il les reproduisent dans les journaux illustrés parisiens (4). Une grisaille représente ainsi son épouse Ellan accompagnant au piano sa soeur Berta, en train de chanter.

L’atmosphère nocturne de la scène, éclairée par une lampe posée sur le piano, évoque le tableau décrit par Charles Ponsonailhe au salon des Mirlitons. Seule la mère de l’artiste n’apparaît pas sur cette représentation, simplifiée pour les besoins de la gravure.
Au piano, Scherzando, petites merveilles de mondanité, de joliesse, d’arrangement spirituel, de fine observation de lumière. Une délicate et svelte brune est assise, les mains sur le clavier. A ses côtés, égrenant un motif musical, une autre fleur de jeunesse, casquée d’or de par ses cheveux, toute rose dans une toilette blanche. Une douairière poudrée par l’âge, ayant sur ses traits réguliers le mélange d’esprit et de bonté que l’on rêve aux femmes qui tinrent bureau d’esprit au dernier siècle, écoute les deux mignonnes fauvettes. Le groupe est tout bonnement délicieux. La lampe est placée sur le piano, a l’air sous le cristal de son globe un soleil d’or jaune ; sa flamme met des lueurs, puis souligne des ombres bleutées infiniment subtiles sur le front, les joues, la nuque de la brune pianiste. Que de distinction, de séduction ! Combien nous devons féliciter M. Edelfelt d’avoir évité, dans cette voie, de tomber dans la mièvrerie, d’avoir su abstraire la quintessence de la grâce sous un seul grain de préciosité.
Charles Ponsonailhe, « Les peintres du Nord VI, Finlande », La Revue d’art, n° 11, mars 1897, p. 4.
Si l’on en croit les commentaires d’autres observateurs, plusieurs versions du sujet étaient présentées concurremment, jouant sur le nombre et la disposition des figures autour du piano. Plusieurs pochades réalisées à Haikko, prenant ses proches pour modèles, suggèrent des recherches d’effets de jour ou de nuit qui purent servir à des compositions abouties.
Voici une charmante chose de M. Edelfelt : Au piano. Le jour tombe ; celui qui entre dans la pièce lutte avec la lueur d’une lampe, éclairant deux virtuoses en toilettes claires, qu’écoute bonne maman, en noir, à droite de l’instrument. C’est très observé, très fort… et pas ennuyeux du tout, je vous assure, car en dépit de l’observation, c’est encore largement fait.
A. Hustin, « Les expositions des Pastellistes et des Mirlitons », La Vie artistique, 14.4.1889.



Albert Edelfelt, Esquisses dans le salon de Haikko, 1888. 1. & 3. Galerie nationale de Finlande / Ateneum, Helsinki. 2. Nationalmuseum, Stockholm.
Après le salon des Mirlitons du mois d’avril 1889, Albert Edelfelt exposa à nouveau Au piano à l’Exposition universelle de 1889. L’œuvre fut offerte en lot à la tombola de l’Exposition universelle en février 1890 (4), sous le numéro gagnant b 220.350 – elle n’est par réapparue depuis.
Laura Gutman
NOTES
- Hufvudstadsbladet, n° 201, 29.8.1884, p. 1.
- ibid.
- « The Coming Salon », The New York Herald, Paris, 13.4.1889 : At the Mirlitons, Mr Edelfelt exhibits A Young Girl at the Piano. The listening attitude of the mother is inimitable.
- La Lanterne, 2.2.1890, « La Tombola de l’exposition » : Un tableau de Edelfelt, Au piano, p. 4.