Mon cher Edelfelt,
Je viens de poser dans les mains de Herald-Sahier l’argent pour votre tableau dont je n’ai pas besoin de vous dire je suis très content comme intermédiaire d’avoir pu placer dans un des musées de ma ville natale. Le musée s’intitule Memorial Hall Museum et si un jour vous entreprendriez le voyage là bas, j’espère que vous serez content du placement.
Je pars moi-même par le paquebot de samedi prochain pour y faire un séjour de deux ou trois mois et j’espère avoir le plaisir de vous revoir ici l’année prochaine.
Cordialement à vous,
Alexander Harrison
Lettre d’Alexander Harrison à Albert Edelfelt, [Paris, 1885], 17 rue Campagne Première, Bibliothèque nationale de Finlande.
La présence d’une oeuvre d’Albert Edelfelt de son vivant dans un musée américain est redevable de son amitié avec le peintre américain Alexander Harrison, qui favorisa les acquisitions du collectionneur John G. Johnson auprès d’artistes à Paris. Des œuvres de Raphaël Collin, Peter Severin Krøyer et Santiago Rusiñol ainsi qu’une sculpture d’Auguste Rodin furent ainsi achetées par son entremise à Paris (1).
Exposé au Salon de 1885, Le Petit Bateau d’Albert Edelfelt fut donc acheté par fils télégraphiques pour 5.000 francs (2) et envoyé à Philadelphie. Envisagé initialement pour prendre place au Memorial Hall, le tableau appartient désormais aux collections du Philadelphia Museum of Art, inauguré en 1913.

Albert Edelfelt avait peint deux sujets apparentés pendant l’été 1884 à Haiko, en Finlande. Il envoya Le Petit Bateau, qu’il considérait mieux réussi, au Salon et exposa Enfants au bord de l’eau à la galerie Georges Petit lors de la Quatrième Exposition internationale de peinture, en mai 1885.

L’ouverture d’un marché américain était fortement appréciable pour le peintre, qui pouvait ainsi écouler des variantes de ses peintures à bon prix. Mais son amitié avec les peintres américains ne se limita pas à ces seules transactions. Sans doute l’ancrage d’Albert Edelfelt dans le cercle américain s’appuya sur son amitié avec le peintre Julian Alden Weir, qu’il rencontra dans l’atelier de Gérôme à l’Ecole des Beaux-Arts. Les deux jeunes peintres partagèrent un logement au 5, rue du Pont-de-Lodi pendant l’année scolaire 1874-1875.
J’ai eu la visite ce matin d’un M. Edelfelt, un Finlandais dont les bonnes idées républicaines et les sentiments sociaux en ont fait à mes yeux un agréable compagnon, ceci lié à un talent plus qu’ordinaire alors qu’il est âgé d’à peine vingt ans ; je le considère comme l’étudiant le plus talentueux et équilibré que je connais, un travailleur acharné et un amoureux de son art. Ceci pour vous introduire un homme qui sera mon « coturne » pour ainsi dire, et qui viendra habiter avec moi le mois prochain pour partager les dépenses. Ayant parlé le français depuis l’enfance, il est comme un Français mais avec de plus nobles idées, et heureusement pour mes progrès en français, il ne parle pas l’anglais. Il est venu ce matin pour dire qu’il donnerait son congé aujourd’hui (ici, il faut annoncer son départ un mois à l’avance pour des locations de moins de 300 francs, et trois mois au-dessus de 400 francs). Donc le mois prochain, nous espérons faire ensemble le siège du Temple de la connaissance.
Lettre de Julian Alden Weir à sa mère, Paris, 5, rue du Pont-de-Lodi, dimanche 8.11.1874, citée dans The Life and Letters of J. Alden Weir by Dorothy Weir Young, edited with an introduction by Lawrence W. Chisolm, New Haven, Yale University Press, 1960, p. 54.
L’épisode qui témoigne le mieux de leur amitié et de leur jeunesse a été rapporté par Weir à sa famille à l’occasion de la fête de l’Indépendance américaine, le 4 juillet 1875.
Edelfelt s’est réveillé avant moi ce matin et s’est glissé dans mon atelier où il s’est revêtu d’un drap et est entré dans ma chambre avec mon drapeau. Je me suis levé dans mon lit au bruit qu’il faisait, et je l’ai vu s’essayant à une marche en chantant « Yankee Doodle ». Je me suis mis immédiatement debout et il m’a aidé en retenant ma chemise de nuit tandis que je montais sur le toit pour installer le drapeau.
Je compte faire un discours aux Français dans mon restaurant demain et leur offrir un verre de vin, en associant les noms de Lafayette et Washington.
Lettre de Julian Alden Weir dimanche 4.7.1875, op. cit., p. 78.
Cette soirée fut en effet mémorable à plus d’un titre, introduisant Jules Bastien-Lepage dans le cercle des amis de la crémerie de la rue Saint-Benoît. Grâce à Weir, Edelfelt fit connaissance avec les peintres américains John Singer Sargent et Will-Hicok Low, admis à l’Ecole des Beaux-Arts après avoir suivi l’enseignement de Carolus-Duran. Depuis 1873, Carolus-Duran passait deux fois par semaine, les mardi et vendredi, dans un atelier du 81, boulevard du Montparnasse pour y corriger ses élèves, parmi lesquels figuraient de nombreux américains. Quelques années plus tard, en 1878-1880, Albert Edelfelt devait occuper un atelier à cette adresse. La description des lieux donnée par Low n’en est à ce titre que plus intéressante.
... au numéro 81 du boulevard [du Montparnasse] se trouvait un immeuble contenant de nombreux ateliers… L’entrée se faisait à l’époque par une impasse, même si une entrée a été construite sur le boulevard depuis lors. Les bâtiments sur la gauche étaient occupés par toutes sortes de métiers, et sur la droite une grande porte en bois ouvrait sur une cour autour de laquelle les ateliers étaient regroupés sur deux étages : ceux occupés par les sculpteurs au rez-de-chaussée, et les ateliers des peintres au-dessus. Au bout de la cour, se trouvait une construction plus imposante où Madame la Propriétaire habitait deux étages, tandis que le troisième était occupé par un grand atelier, auquel on accédait depuis l’allée centrale, occupé à mon époque par l’atelier des élèves de Carolus-Duran, dont je faisais partie. La cour, dépourvue d’herbe, était jonchée de grands blocs de marbre et de quelques statues en plâtre dont les auteurs, les sculpteurs résidents, refusaient l’hospitalité dans leurs ateliers au retour de l’exposition au Salon annuel pour lequel elles avaient été créées. Parmi elles se trouvait un lion immense qui montait la garde au milieu du bâtiment, là où l’escalier conduisait à l’étage où se trouvait le couloir qui conduisait, à droite et à gauche, aux portes des divers ateliers. Ceux-ci étaient des studios de tailles différentes, dont les murs étaient peints de la couleur choisie par le précédent occupant, parfois ornés de dessins à la craie et griffonnés d’adresses par les modèles.
Les pièces étaient spacieuses, une grande fenêtre occupait tout un côté environ 10 pieds (3 m) au-dessus du sol et de l’autre côté, à la même hauteur, un balcon que l’on atteignait par une échelle avançait de 7 ou 8 pieds (2 à 2,5 m), et servait de chambre à coucher pour l’occupant célibataire.
Will-Hicok Low, A Chronicle of Friendships 1873-1900, Charles Scribner’s Sons, New York, 1908, p. 3-4.
Cette adresse fut si étroitement associée aux artistes américains et anglo-saxons, qu’ils se décrivèrent eux-mêmes comme membres du cercle The Eighty-One – 81, boulevard du Montparnasse. Constitué de l’Américains Will-Hicok Low, de l’Anglais Henry Enfield, de l’Irlandais Frank O’Meara et des cousins écossais Robert Alan Mowbray Stevenson et Robert Louis Stevenson, The Eighty-One fut l’initiateur des étés passés à Grez-sur-Loing en 1876-1877 (3). Dans les années qui suivirent, une nouvelle génération d’Anglo-saxons, à laquelle appartient les frères Birge et Alexander Harrison, complétée d’artistes scandinaves ancrèrent le style de Grez (4). Grâce aux travaux d’Alexandra Herlitz, la connaissance des artistes américains et nordiques ne fait plus aucun doute.
Même s’il eut connaissance de Grez-sur-Loing par ses nombreux amis scandinaves, Albert Edelfelt n’y fut pas associé, et le style développé par les peintres de l’Ecole de Grez n’a pas été retenu comme ayant pu avoir d’incidence sur sa peinture. Néanmoins, l’intérêt qu’il apporta aux reflets sur l’eau dans ses peintures de bord de mer de 1884-1885 mérite d’être relevé.
Suite au succès de ses deux premiers essais d’enfants jouant au bord de l’eau, Edelfelt reprit le sujet l’été suivant avec un plus grand nombre de figures dans Samedi soir à Hammars.

Le paysage finlandais a vraisemblablement oblitéré certaines caractéristiques picturales de l’Ecole de Grez, présentes dans les peintures d’Alexander et de son frère Birge Harrison – à savoir cette insistance sur les surfaces miroitantes apportant une luminosité exceptionnelle aux paysages.

La recommandation du Petit Bateau d’Albert Edelfelt faite par Alexander Harrison auprès du collectionneur américain John G. Johnson s’explique sans doute par une appréciation sensible du rendu des reflets obtenu par le peintre finlandais. Quant au montant obtenu pour le tableau, peut-être a-t-il été fixé en fonction des tarifs que le peintre américain souhaitait pratiquer pour les siens.
Laura Gutman
NOTES
Toutes les traductions de l’anglais sont les miennes.
- Jennifer A. Thompson with contributions by Carl Brandon Strehlke and Emily Rice, “Timeline of the John G. Johnson Collection”, The John G. Johnson Collection: A History and Selected Works, p. 174.
- Lettre d’Albert Edelfelt à sa mère, Paris, 16.5.1885.
- Alexandra Herlitz, Grez-sur-Loing revisited. The international artists’ colony in a different light, Makadam, Göteborg-Stockholm, 2013, p. 148-149.
- ibid., p. 149-165.