De son vivant, l’architecte Carl Albert Edelfelt (1818–1869) était appelé « Albert », et son fils le peintre Albert Edelfelt (1854–1905) « Atte ». En dépit d’une vie écourtée à l’âge de 50 ans, Carl Albert Edelfelt fut l’un des rares architectes à avoir une brillante carrière en Finlande au milieu du XIXe siècle.
Né en Suède le 27 septembre 1818 à Karlshamn dans une famille noble et nombreuse, le jeune homme suédois fut envoyé à Turku chez son oncle maternel Erik Albrekt Benzelstierna à la mort prématurée de ses parents. Malgré la séparation politique de la Suède et de la Finlande en 1809, les deux pays étaient restés étroitement unis dans les années 1830, ayant en partage la langue suédoise, toujours parlée en Finlande. Aussi, les carrières professionnelles s’ouvraient aux ressortissants suédois.
En 1838, Carl Albert Edelfelt entreprit ses études à l’Université impériale Alexandre de Helsinki sans grand succès ; il s’intéressait davantage au dessin. Après un long séjour à l’étranger en 1841–42, il obtint un diplôme d’arpenteur et travailla comme cartographe à la Direction nationale de la cartographie et du cadastre. Cet emploi technique ne le satisfaisait pas et ne répondait pas à ses aspirations artistiques. En octobre 1844, Carl Albert entra à la Direction des bâtiments publics en tant qu’apprenti-architecte. Il n’y avait pas d’autre établissement pour l’enseignement de l’architecture en Finlande à l’époque ; la Direction des bâtiments publics était le seul lieu où l’on pouvait acquérir les connaissances théoriques et pratiques permettant de devenir architecte. Le directeur de cette institution, l’architecte d’origine allemande Ernst Lohrmann, ancien élève de la Bauakademie de Berlin, supervisa sa formation et l’année suivante, Carl Albert Edelfelt pouvait se déclarer architecte.
Edelfelt fit une longue carrière à la Direction des bâtiments publics, montant en grades au fil des années. Les réformes urbaines, notamment l’amélioration des conditions d’hygiène et la sécurité anti-incendie (1), constituaient des défis pressants. Il fut chargé des nouveaux plans d’urbanisme de plusieurs villes finlandaises ; il dessina par ailleurs de nombreuses églises paroissiales et, en tant qu’architecte privé, des manoirs pour une clientèle aisée. Le jeune architecte enseigna aussi le dessin aux ingénieurs de l’Ecole polytechnique de Helsinki.
En juin 1852, Carl Albert Edelfelt épousait Alexandra Brandt appelée « Sankku », et le couple partit à l’automne pour un long voyage de noces en Méditerranée, avec l’intention de visiter Cagliari en Sardaigne. L’objectif principal du voyage était néanmoins de soigner la tuberculose du jeune homme dans un climat favorable et d’obtenir les conseils de docteurs recommandés. Par bateau à vapeur, voiture à cheval et chemin de fer, le couple traversa la Suède et le Danemark, Hambourg, Hanovre, Cologne et Bruxelles. A Paris, où ils s’arrêtèrent une dizaine de jours, ils visitèrent Versailles, le Louvre et le Jardin des plantes. Ils passèrent par Chalon-sur-Saône et Lyon pour arriver à Marseille fin novembre. Le long voyage en chemin de fer ne fut pas toujours agréable :
« Dans les tunnels et dans les gares, on se trouve souvent exposé à des gaz étouffants, et l’on en souffre beaucoup plus que de la fumée à bord des bateaux à vapeur », écrivait Carl Albert Edelfelt depuis Marseille (2).
Les mois d’automne et d’hiver 1852–53 passés en France furent marqués par un exceptionnel changement politique : l’avènement du Seconde Empire. A Marseille, les jeunes mariés notèrent un manque d’enthousiasme, et même une résistance passive à l’égard du nouvel empereur. Cependant le soleil du Midi et les traitements pulmonaires avaient une bien plus grande importance à leurs yeux que les événements politiques. Les cures comprenaient l’application d’huiles sur la poitrine et recommandaient de boire du lait d’ânesse. Le couple en profita pour se familiariser avec des plats nouveaux, tel qu’un « arti-choux » décrit par Alexandra comme un légume qui « ressemble à un chou » (3). Ils visitèrent Marseille et sa charmante petite chapelle de Notre-Dame-de-la-Garde, située en haut d’une colline, qui allait bientôt être complétement reconstruite.
Pendant leur long séjour, le principal chantier fut celui de la cathédrale Sainte-Marie-Majeure, dont les plans venaient d’être achevés. Due à l’architecte Léon Vaudoyer, cette cathédrale allait être l’un des bâtiments les plus imposants du courant historiciste. Cet immense édifice « romano-byzantin » était conçu comme une manifestation moderne de l’identité du Midi, au croisement de l’Occident et de l’Orient. Cette architecture exprimait une fascination pour les époques de transition stylistique et effectuait une synthèse de modèles historiques, avec la volonté de les intégrer à une architecture moderne (4). La construction de cette nouvelle cathédrale fut un tel événement que Carl Albert Edelfelt s’y intéressa certainement, et s’en inspira par la suite.
Le séjour des Edelfelt fut prolongé en raison d’une pénurie financière, mais en avril 1853, ils purent finalement quitter le mistral de Marseille. Leur budget largement entamé, ils abandonnèrent l’idée d’aller à Cagliari et descendirent plutôt à Rome. Le 12 mai 1853, Carl Albert et Alexandra gravèrent leurs noms et la date sous la coupole de Saint-Pierre, avant de s’en retourner en Finlande pour l’été.
En 1855, Carl Albert Edelfelt fut nommé architecte départemental de la région du Häme, et l’année suivante la famille s’installait dans la petite ville de Hämeenlinna (en suédois Tavastehus). L’architecte y surveillait les constructions, voyageait beaucoup dans son département, dessinait des bâtiments publics et privés, formait de jeunes apprentis en architecture et essayait de trouver des remèdes contre sa maladie. Toutefois, la famille Edelfelt y entretenait une vie sociale active avec des visites, des concerts et des fêtes fréquentes. La noblesse suédophone de la région fournit à l’architecte de nombreuses commandes privées.
Dans sa pratique d’architecte, Carl Albert Edelfelt suivit le courant historiciste, basé sur l’évolution des formes à travers le temps et leur synthèse dans un nouvel édifice. Ses bâtiments peuvent être associés au mouvement du Rundbogenstil, un mouvement d’origine allemande qui renvoie à une évolution dynamique de l’architecture à partir de prototypes historiques, notamment médiévaux. Les adaptes du mouvement se référaient essentiellement à l’architecture romane, dont ils considéraient l’évolution interrompue par le gothique. Ce style sobre et simple, caractérisé par l’emploi économique des briques et dépourvu d’ornements excessifs, était considéré comme particulièrement bien adapté aux conditions des pays nordiques. L’Institut agricole de Mustiala, conçu par Edelfelt en 1859, en porte toutes les caractéristiques.

En 1859, Carl Albert Edelfelt fut nommé architecte de la première ligne de chemin de fer de Finlande – une ligne destinée à relier la région du Häme à la capitale. Ce chantier considérable, pour lequel il dessina toutes les gares, l’occupa pendant plusieurs années. L’année de sa nomination, il fut envoyé en Angleterre, en France, en Allemagne, au Danemark et en Suède pour mettre à jour ses connaissances concernant les chemins de fer. En Finlande, la première ligne de train effectuait un parcours dans le temps et l’espace, dont l’architecture des gares soulignait visuellement l’importance hiérarchique. La gare de Helsinki était évidemment la plus monumentale (5), dans un style historiciste proche de l’architecture néo-gothique anglaise. Les gares de seconde importance, à Hämeenlinna et Tikkurila, adoptaient un Rundbogenstil plus modeste, propre à l’architecture des gares allemandes. La première ligne de chemin de fer finlandaise fut mise en service en 1862. Expressions architecturales du progrès et de la modernité, les gares faisaient la synthèse des styles gothiques et classiques, en référence aux grands modèles européens.

En 1865, Carl Albert Edelfelt fut nommé chef de la Direction des bâtiments publics, ce qui entraîna le déménagement de la famille à Helsinki l’année suivante. L’architecte fut alors essentiellement occupé par le nouveau bâtiment du laboratoire de chimie de l’Université, qui fut sa dernière grande œuvre. Dénommé « Arppeanum », d’après le professeur de chimie Adolf Edvard Arppe, ce bâtiment était destiné à l’éducation supérieure avec ses laboratoires, son cabinet de minéraux et ses autres collections. Outre ses collections d’histoire naturelle, l’Arppeanum conservait une importante collection d’ethnographie et d’histoire, une collection de plâtres des sculptures antiques, la collection d’art qui allait donner naissance au musée de l’Ateneum, une salle de musique et un atelier de dessin. Il s’agissait d’un véritable musée-atelier-laboratoire, d’un palais dévolu aux arts et aux sciences. L’architecture se voulait une synthèse des formes de l’antiquité romaine à la renaissance, en passant par le moyen âge. Avec son grand escalier monumental en fonte, ses rangées de baies en plein cintre et de nombreux ornements évoquant les palais vénitiens, ce bâtiment historiciste manifeste l’idée d’une évolution, d’un mouvement dynamique et organique à travers le temps. L’architecte, mort le 5 mars 1869, six mois avant l’inauguration de ce grand palais de l’éducation, ne put voir son chef-d’œuvre achevé. Il laissait un remarquable bâtiment historiciste dédié aux arts et sciences, où de nombreux jeunes Finlandais étudièrent le dessin et la peinture, entourés de collections historiques et scientifiques.

Cultivé, élégant et très apprécié de ses contemporains, Carl Albert Edelfelt possédait une précieuse collection de livres. Avec ses centaines de planches d’architecture et d’illustrations historiques, cette collection fut une grande source d’inspiration pour son fils. Dès son enfance, le jeune « Atte » put ainsi partager avec son père l’amour du dessin et de l’histoire (6).
Dr Anna Ripatti
Chercheur en histoire de l’art et de l’architecture à l’Université de Helsinki
NOTES
(1) La question des incendies était de grande importance en Finlande, où la plupart des bâtiments étaient construits en bois et où le feu détruisait des villes entières.
(2) Lettre de Carl Albert Edelfelt à Augusta Brandt, Marseille, le 23.1.1853. Bibliothèque nationale de Finlande, Coll. 378.10.
(3) Lettre d’Alexandra Edelfelt, Marseille, le 7.12.1852. Bibliothèque nationale de Finlande, Coll. 378.9.
(4) Bergdoll 1994, p. 207–274 ; Nayrolles 2006, p. 31.
(5) La première gare de Helsinki, construite d’après les plans de Carl Albert Edelfelt, fut détruite pour laisser place au projet d’Eliel Saarinen.
(6) A la mort de son père, le jeune Albert Edelfelt avait 15 ans.
SOURCES
Fonds Edelfelt, Bibliothèque nationale de Finlande et Svenska litteratursällskapet i Finland.
« Carl Albert Edelfelt », Helsingfors Dagblad, 8.3.1869.
Jac. Ahrenberg, Albert Edelfelt, Söderström & Co, Helsingfors,1902.
Barry Bergdoll, Léon Vaudoyer. Historicism in the Age of Industry, The MIT Press, Cambridge (Massachusetts) & London, 1994.
Berta Edelfelt, Alexandra Edelfelt. En levnadsteckning byggd på traditioner, minnen och brev, Schildts, Helsingfors, 1922.
Bertel Hintze, Albert Edelfelt, Werner Söderström, Helsinki, 1953.
Jean Nayrolles, « Un Rundbogenstil français ? », Dir. Bruno Foucart et Françoise Hamon, L’architecture religieuse au XIXe siècle. Entre éclectisme et rationalisme, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2006, p. 13-33.
Sirkka Valanto, Edelfelt, Carl Albert (1818–1869), Biografisk lexikon för Finland 2, Svenska litteratursällskapet i Finland, Helsingfors, 2009, p. 204-205.