Albert Edelfelt et les Romanov

Saint-Pétersbourg
Académie impériale des beaux-arts
14.11.2019-19.1.2020
Helsinki
Musée des beaux-arts Sinebrychoff
6.5.-10.5.2020
Après Saint-Pétersbourg, Helsinki reçoit une charmante exposition de portraits d’enfants peints par Albert Edelfelt dans la famille impériale russe, intitulée Albert Edelfelt et les Romanov. Un tableau, que l’on croyait perdu ou détruit depuis la Révolution russe, retrouvé par Sani Kontula-Webb, directrice de l’Institut finlandais à Saint-Pétersbourg, est à l’origine de cette exposition.
Albert Edelfelt, Les Grand-Ducs Boris et Cyrille Vladimirovitch de Russie, 1881,
Musée d’Art et d’Architecture de Rybinsk.

Bien qu’il soit question d’Albert Edelfelt comme peintre de cour en Russie, cet épisode fascinant ne détache pas entièrement le peintre suédois-finlandais de son enracinement parisien. Dans une série de lettres conservées à la Bibliothèque nationale de Finlande, dont nous reproduisons ici des extraits, Albert Edelfelt raconte à son ami Charles Baude le détail de cet hiver 1881 à Saint-Pétersbourg. Pris dans le tourbillon des commandes impériales, il s’excuse de ne pouvoir produire les dessins destinés à la presse illustrée que Baude devait graver. Il s’exalte également devant l’élégance et la sensibilité des puissants, qu’il s’étonne de pouvoir côtoyer dans leur intimité.

Saint-Pétersbourg, le 21 novembre 1881

Mon cher Baude,

Tu me crois sans doute mort et enterré. Pas du tout, je suis dans les splendeurs maintenant, comme tu vas voir. Tu sais que je suis parti de chez moi au mois d’Octobre pour faire quelques portraits d’enfant à Pétersbourg. J’avais la bonne idée d’exposer le tableau de cet été (1) ainsi que deux petit portraits (2) à l’académie d’ici. Les derniers ont beaucoup plu au grand duc Wladimir (3), le frère aîné de l’Empereur, et après lui, le personnage le plus important en Russie. Il m’a fait appeler et m’a commandé le portrait de ses trois garçons, des bébés ravissants. Je suis donc occupé à peindre au château de Zarskoïe-Sélo à 1 heure de Pétersbourg, et je fais la route tous les jours. Les séances ne sont que de deux heures (de 10 à midi). Mes petits modèles songent horriblement, ou, pour mieux dire, n’ont aucune idée de ce que c’est de rester en place. De là beaucoup de difficulté et beaucoup de lenteur. Il y a déjà dix jours que j’y travaille (il faut les arranger en tableau de genre) et j’ai à peine ébauché la petite toile. C’est amusant, du reste, de pouvoir mettre des accessoires vraiment riches, de copier un intérieur tout à fait princier et d’avoir des modèles de race. Si je pouvais les faire poser une demi heure par jour seulement je serai sûr de réussir. Mes petites altesses ont 5, 4 et 2 ans (4).- Le grand duc et la grande duchesse (une allemande de Mecklembourg) (5) viennent souvent dans la serre où je travaille. L’empereur se renferme dans son château fort de Gatchina ; aussi paraît-il que les nihilistes préparent quelque horrible catastrophe (6). Le grand duc Wladimir vient régulièrement, après la chasse, à 10 heures, me causer, toujours de Paris, peinture etc. Il est très-aimable, même bon garçon, et comme il est à la tête de toutes les expositions de Beaux-Arts et de l’Académie, je serai très-heureux d’avoir fait sa connaissance de cette façon.- Les peintres d’ici ne sont pas très-contents – cela va sans dire – des envieux, il y en a toujours. Dieu sait quand j’aurai fini. Je serai toujours à Paris avant Noël. Mon séjour ici n’a fait qu’accroître ma nostalgie de Paris. Collin avait raison, ceci n’est vraiment pas un pays pour les Arts, surtout par le temps troublé qui court. En général, je partage aussi son opinion sur les russes – mais il y a des exceptions brillantes, surtout du coté des femmes.

Albert Edelfelt, Le Grand-Duc André Vladimirovitch de Russie, 1881, Musée Gösta Serlachius, Mänttä.

Parce qu’il sait restituer une petite main potelée aussi bien qu’un décor raffiné dans ses petits formats, les portraits d’enfants d’Albert Edelfelt suscitent un véritable engouement au sein de l’aristocratie russe. L’hésitation qui s’ensuit, entre une activité rémunératrice et le désir de retourner à Paris, va perdurer quelque temps.

Saint-Pétersbourg, vendredi [1881]

Cher ami,

[…] Mes portraits avancent. Le grand-duc est très content et s’épuise en adjectifs ; charmant, admirable, frappant de vérité etc. Tu t’imagines que je suis content, n’est-ce pas ?

Entre nous, cela n’est pas très bien dessiné, parce que mes petits modèles ne posent pas du tout mais le ton en est agréable – dans les gris-blanc jaunes et rose saumon – et la ressemblance est satisfaisante. Quelques princesses archi-millionnaires m’ont commandés leurs bébés. J’hésite beaucoup, parce que ces commandes retarderaient mon retour à Paris.

Les semaines passent et Albert Edelfelt se rend compte qu’il ne pourra pas quitter Saint-Pétersbourg comme il l’entendait. Il souligne son ancrage parisien auprès de la famille impériale, et n’hésite pas à utiliser son réseau amical pour obtenir des encadrements de qualité qui mettront en valeur ses peintures.

Saint-Pétersbourg, samedi 12 décembre 1881

Mon cher ami,

Ce n’est pas encore la lettre longue descriptive et amusante (!) que je t’ai promise. Tu vas probablement jurer – car c’est encore une commission. Tu es libre cependant d’en charger n’importe qui pourvu qu’il soit artiste et qu’il ait du goût. Au fond, c’est toi qui est la meilleure personne pour cela. Voici. Le grand duc veut des cadres de Paris pour les deux petits tableaux. Quelque chose de tout-à-fait élégant distingué, parisien enfin. Il veut des cadres dorés, peut-être avec dorure verte, bronzée, si l’on en fait maintenant, des petits ornements noirs. Ils ne doivent pas être renversés mais de la forme ordinaire, ce qu’on appelle des cadres profonds.

Je ne suis pas très content de mon doreur, Somers, rue Fürstenberg, en connais-tu un autre qui puisse nous faire ce que l’on demande ?

Voici les mesures : C’est 40 x 56 et 56 x 46.

Aussitôt que les cadres seront prêts il faut les envoyer (je te dirai plus tard si c’est par grande vitesse) bien emballés, à l’adresse suivante :

au palais de S. A. I. Mgr le Grand-Duc Wladimir Alexandrovitch, quai du palais, St Pétersbourg

et indiquer ce que contient la caisse.

Si tu n’as pas le temps de choisir toi-même, je te prie d’en charger quelqu’un de nos amis. Ce scélérat de Berndtson n’arrivera à Paris qu’au Nouvel An.-

[…] Je finirai mes petits princes demain. Cela a été vite enlevé, n’est-ce pas. Une princesse archi-millionaire et pas trop mal m’a commandé le portrait de ses enfants – donc – je reste encore ici quelque temps ; pas plus de 3 semaines. Ce sera très bien payé. Mais pour les autres commandes, je les refuse. Cela m’embête, les moutards, et j’ai hâte de rentrer dans mon cher Paris. Le grand duc est très content, et son auguste épouse m’a dit aujourd’hui que je ne ferai jamais rien de mieux de ma vie que le portrait du tout petit. Moi, j’espère que oui. C’est bien, mais je ne l’enverrais pas au salon de Paris.

Albert Edelfelt ne résiste cependant pas à l’honneur et à la curiosité de rejoindre la cour impériale, où il est convié pour y réaliser les portraits des enfants du tsar Alexandre III.

Albert Edelfelt, Xenia Alexandrovna et Michel Alexandrovitch de Russie, 1882, collection particulière.
Château de Gatchina, le 27 janvier 1882

Mon cher Baude,

C’est dégoutant de ma part de ne pas t’avoir écrit – et je me suis dis bien des sottises à cause de cela. Depuis ma dernière lettre, l’impératrice m’a commandé les portraits de ses enfants. On m’a installé au Château de Gatchina (où demeure la famille impériale) et ma foi, très bien, puisque j’ai une grande chambre, 2 valets et une voiture à ma disposition. Gatchina est à 2 heures de chemin de fer de Pétersbourg, et je préfère rester ici tout à fait, que me trimballer en chemin de fer la moitié du temps. Le tableau n’avance guère. Les petits posent très mal et puisque c’est encore un tableau de genre que je fais, avec nombre de bibelots, chiens, etc., il y a de l’ouvrage. L’impératrice qui est danoise (7), est aussi charmante que c’est possible de l’être, pas poseuse du tout, parlant si simplement, polie, enfin je ne crois pas qu’il y ait beaucoup d’impératrices comme cela. Elle vient souvent aux séances, et elle a du plaisir à me parler danois.- J’ai déjà fait beaucoup de connaissances ici parmi les officiers (et il y en a !) et les gouverneurs des petits grands-ducs. Il y en a un Français, un Anglais et un Russe. Le premier est un ancien élève de l’Ecole normale, plein d’esprit, charmant garçon, poète à ses heures perdues et parisien pur sang – il s’appelle Duperré. Nous passons toujours la soirée ensemble. Il est admirateur enragé de Dagnan et de Bastien.

C’est assez curieux de voir de près la cour (celle qui mène, ou qui a mené du moins le plus grand train du monde) et toute cette vie m’était complètement inconnue avant. Gatchina est un château fort, et gardé comme les trésors de mille et une nuit. Des sentinelles, des cosaques, des nègres en costume oriental.- L’empereur (8) se montre très peu – il se promène au parc quelquefois, c’est tout.

Les cadres arrivent – tant mieux. Et tu dis qu’ils sont bien. J’en suis très content. Dangleterre (9) n’a qu’à envoyer la note directement chez le grand duc, qui la payera. J’ai eu beaucoup de commandes depuis que j’ai été appelé à la cour – car la mode est toute puissante ici, mais je ne puis les accepter, vu que je tiens absolument à être à Paris au mois de Mars. Il me faut un peu de Paris maintenant, cela m’est aussi indispensable que l’air que je respire.

L’impatience de quitter Saint-Pétersbourg et le magnétisme de Paris devaient déterminer sa carrière. Ni l’abondance des commandes, ni les honneurs ou les titres ne décidèrent Albert Edelfelt à s’installer durablement en Russie. La France et la Finlande restèrent les deux pôles complémentaires de son existence.

Laura Gutman

NOTES

  1. Albert Edelfelt, Service divin au bord de la mer, Finlande, 1881, Musée d’Orsay.
  2. Albert Edelfelt avait exposé le portrait de sa soeur Berta lisant aux côtés de son chien Capi intitulé Les bons amis, 1881, à l’Académie impériale des beaux-arts de Saint-Pétersbourg, où il retint l’attention du Grand-Duc Vladimir.
  3. Vladimir Alexandrovitch (1847-1909), troisième fils du tsar Alexandre II.
  4. Cyrille (1876-1938), Boris (1877-1943) et André (1879-1956) Vladimirovitch.
  5. Marie Elisabeth, duchesse de Mecklembourg-Schwerin, dite Maria Pavlona (1854-1920), épouse de Vladimir Alexandrovitch.
  6. Le tsar Alexandre II venait d’être assassiné le 13 mars 1881 par des Nihilistes.
  7. Dagmar de Danemark, dite Maria Federovna (1847-1928), épouse du tsar Alexandre III.
  8. Alexandre III (1845-1894), tsar de Russie de 1881 à 1894.
  9. Dangleterre, maison fondée en 1853, fabricant de cadres dorés pour tableaux, 40-42, rue de Seine.

SOURCES

Fonds Edelfelt, Bibliothèque nationale de Finlande, Helsinki.

Paul Gilbert, « Exhibition: ‘Albert Edelfelt and Romanovs’ opens in St. Petersburg », www.tsarnicolas.org, Novembre 2019.

Mitro Kaurinkoski, « Edelfelt and Russia », Albert Edelfelt (1854-1905) Jubilee Book, Finnish National Gallery – Ateneum Art Museum, Helsinki, 2004, p. 83-92.

Rainer Knapas et Maria Vainio, Albert Edelfelt och Ryssland. Brev från åren 1875–1905, Svenska litteratursällskapet i Finland Bokförlaget Atlantis, no 668, Borgå 2004.

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