« Le plus artistique des quartiers d’artistes »

Bien que ce soit assez loin du centre, c’est toujours plus proche des beaux quartiers que le boulevard du Montparnasse. L’avenue de Villiers est actuellement le plus artistique des quartiers d’artistes. Meissonier, Munkacsy, Bastien-Lepage, Sarah Bernhard et d’autres y habitent. Je vais habiter dans la partie la plus excentrée, près des fortifications, mais l’air y est encore bon.

Je serai maintenant très proche des Reuterskiöld et pas loin des Koechlin, des Runeberg etc., en plein pays de connaissance.[1]

Lorsqu’en 1880, Albert Edelfelt s’éloigna de Montparnasse où vivaient nombre de ses camarades nordiques pour s’installer avenue de Villiers, son départ fut vécu comme une trahison. La distance De Barbizon à l’avenue de Villiers, pour reprendre les souvenirs du peintre suédois Georg Pauli [2], était incommensurable, et son choix à la mesure de ses ambitions : s’inscrire parmi les artistes les plus célèbres de son temps et dans l’entourage d’une clientèle huppée.

Le 147 est le tout dernier numéro de l’avenue de Villiers. S’il constitue une adresse prestigieuse, l’entrée se fait néanmoins en retrait de l’avenue, rue Descombes. A cette époque, les fortifications n’avaient pas encore été détruites et Paris se terminait là, à la porte de Champerret. L’immeuble en pierre de taille, construit par l’architecte Alfred Touret, était divisé en ateliers d’artistes dotés de larges baies vitrées ; l’espace intérieur s’en trouvait inondé de lumière.

La première préoccupation d’Edelfelt lors de son emménagement fut l’acquisition de grandes tentures destinées à contrôler la lumière, qui entrait à flot dans son nouvel atelier. Ces draperies furent du plus grand effet, ainsi que le notait sous le pseudonyme de « Fabrice » son ami Jean-Baptiste Pasteur dans un article élogieux :

… que n’ai-je pour décrire son atelier la plume-pinceau de Théophile Gautier ? Je vous aurais amoureusement dépeint la capricieuse floraison d’étoffes qu’Edelfelt a disposées et drapées lui-même le long de la muraille avec un raffinement de haut goût et de gracieuse fantaisie. L’Orient et le Japon y entremêlent leurs tapis et leurs satins pour l’enchantement des yeux. Çà et là quelques esquisses, des portraits de pêcheurs rapportés des poertis de la terre natale, des études pour une grande toile historique destinée à la noble Université d’Helsingfors, de délicieux tableautins où de fringantes Parisiennes cambrent leur taille exquise et dardent l’éclair de leurs yeux sous l’arcade des chapeaux-calèches. Tout cela reçoit le jour par la grande baie de l’avenue de Villiers, tandis qu’au fond de la pièce l’éclat des bibelots s’assourdit dans une clarté discrète et mystérieuse. [3]

Albert Edelfelt occupa successivement deux ateliers dans l’immeuble, profitant du départ d’un artiste en 1884 pour reprendre, au même étage, l’atelier d’angle admirablement éclairé par ses trois baies d’orientations différentes.

Si de nombreuses peintures de salons furent peintes avenue de Villiers, l’atelier servit aussi de cadre à des études informelles. Le peintre nordique consigna ainsi son étonnement devant une vue de Paris sous la neige, ou saisit des moments intimes, lorsque le modèle se détendait dans l’atelier.

La propriétaire de l’immeuble était une sculptrice de renom, Hélène Bertaux. [3]

La maison appartient à une femme sculpteur, Mme Bertaud [sic], qui a une école pour jeunes filles, et qui a obtenu une médaille il y a trois ans [médaille de première classe obtenue à l’exposition des Arts décoratifs de 1877]. Beer m’a présenté à elle et elle a été très « charmante » (c’est un grand carnaval). Elle a félicité Beer d’avoir un ami comme moi !! Un contrat a été établi et sera signé dans quelques jours. [1]

Indignée par l’inégalité des chances entre les artistes hommes et femmes, Hélène Bertaux fonda en 1881 et hébergea dans son immeuble L’Union des Femmes peintres et sculpteurs, dans le but de présenter des expositions annuelles d’artistes femmes. Elle y transporta également son école de sculpture, ouverte en 1873 afin d’offrir une formation artistique de qualité aux femmes [5]. Sans doute destinait-elle les ateliers à des artistes femmes, mais en l’absence de fonds propres, les hommes constituèrent l’essentiel des occupants.

Hélène Bertaux, Psyché sous l’emprise du mystère, avant 1897, Petit Palais, Paris.

Les peintres P. A.J. Dagnan-Bouveret et Gustave Courtois, qui avaient été les voisins d’Hélène Bertaux dans la colonie d’artistes de la rue du Faubourg Saint-Honoré, furent parmi les premiers locataires. Ils ne manquèrent pas d’informer leurs amis de la disponibilité des nouveaux ateliers, bientôt rejoints par le sculpteur tchèque Friedrich Beer et le peintre munichois Carl von Stetten, avant qu’Albert Edelfelt ne s’installe à son tour. Certains de leurs élèves, tels que Jules-Alexis Muenier et le peintre américain Howard Russell Butler, complétèrent cette communauté d’artistes.

Albert Edelfelt avait pressenti l’avantage de se rapprocher de ses amis, dont la notoriété croissante était de bon augure.

J’ai la chance d’avoir Dagnan et Courtois dans cette maison, écrivait-il à sa mère, non seulement de bons amis mais aussi avec une bonne clientèle. [6]

Ses amis avaient leur jour de visite, le dimanche, pendant lequel se pressaient de riches amateurs désireux d’avoir leur portrait, mais aussi des amis artistes. Dans l’article que lui consacra Jean-Baptiste Pasteur, cette proximité flatteuse était mentionnée.

La cité d’Edelfelt date seulement d’hier ; on l’achève aujourd’hui ; demain elle sera célèbre. En montant chez lui, je lis à tous les étages plusieurs noms d’artistes, Dagnan-Bouveret, Gustave Courtois, des jeunes, eux aussi que les derniers salons ont mis en pleine lumière. [3]

De nombreux portraits croisés témoignent de ces échanges quotidiens des artistes dans leurs ateliers parisiens.

Les relations intimes qu’Albert Edelfelt entretenaient avec ses modèles ne faisaient pas davantage de remous que celles de ses voisins.

Albert Edelfelt noua une chaleureuse amitié avec Jules-Alexis Muenier, arrivé plus tardivement dans l’immeuble. Les voeux de Nouvel An adressés par Muenier en Finlande évoquaient leur vie d’artiste qui, bien qu’ayant échappé à la bohème, conservait un non-conformisme jovial et généreux.

Je crois que nous sommes en ce moment séparés par un peu plus que l’escalier du 147, et que nous ne pourrons nous souhaiter la bonne année en pantoufles ; mais mes vœux ne vous en arriveront pas moins chauds pour être allés vous trouver au-delà des glaçons…

Quand nous reverrons-nous ? Je pense bien que vous viendrez à Paris pour le vernissage de notre Salon et que nous pourrons encore échanger des idées sur le coup de minuit avec chacun un bougeoir à la main et en marchant sur la pointe des pieds…[7]

Laura Gutman

Notes

[1] Lettre d’Albert Edelfelt à sa mère, Saint-Jean 1880, Bibliothèque nationale de Finlande, Archive Edelfelt 4-81.

[2] Georg Pauli, Konstnärslif och om Konst, Albert Bonniers Förlag, Stockholm, 1913, p. 137.

[3] Fabrice, « Les ateliers des jeunes : III. Edelfelt », Chronique des arts, Le Moniteur universel, 2.4.1881.

[4] Hélène Pilate, qui se fit appeler Madame Léon Bertaux alors qu’elle était en instance de divorce, obtint une médaille au Salon de 1864, une autre en 1867, une deuxième médaille en 1873, date à laquelle elle fut placée hors concours, une médaille de première classe à l’exposition des Arts décoratifs de 1877 et une médaille d’or à l’Exposition universelle de 1889. Elle fut également la première femme membre du jury du Salon des artistes français en 1896, 1897, 1898.

[5] Edouard Lepage, Une Page de l’histoire de l’art au XIXe siècle. Une conquête féministe : Madame Léon Bertaux, 2ème édition, Imprimerie française J. Dangon, Paris, 1912, p. 69. « Article premier des statuts : « L’association dite Union des femmes peintres et sculpteurs a pour but de représenter et de défendre les intérêts généraux des femmes artistes, de produire leurs talents, notamment par l’organisation d’expositions annuelles. » La société a son siège à Paris, 147, avenue de Villiers, chez la Présidente ».

[6] Lettre d’Albert Edelfelt à sa mère, 29.6.1880, Bibliothèque nationale de Finlande, Archive Edelfelt 4-81.

[7] Jules-Alexis Muenier à Albert Edelfelt, s.d. et janvier 1905, Bibliothèque nationale de Finlande, Archive Edelfelt 378.1.

Sources

  • Laura Gutman, « 147, avenue de Villiers », Edelfelt i Paris, Åbo Konstmuseum, 6.5.-16.9.2001, p. 58-75.
  • Laura Gutman, « Edelfelt à Paris, l’itinéraire d’un artiste », 48/14 La Revue du musée d’Orsay, Printemps 2002, n° 14, 72-79.

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